2012-2013
couleur du temps
À l’été 2010, je demandais à ma mère jusqu’à quel âge persiste encore l’idée que l’on pourra changer de vie, entreprendre de nouvelles choses. Et vers quel âge arrive le sentiment que le temps s’est restreint, que tant de chose que l’on s’était imaginées, projetées, sont désormais perdues. J’avais vingt-quatre ans, ma mère cinquante huit. Je ne m’attendais pas vraiment à une réponse, en tout cas pas précise.
Après quelques minutes, elle me répondit :« vers quarante-cinq ans ».
J’avais déjà parcouru plus de la moitié du temps pour arriver à quarante-cinq ans.
Peut-on parler de générations ? Et comment définie-t-on une génération, quels en sont ses limites ? S’agit-il d’un âge ? D’une période ? Dans quelle mesure se sent on appartenir à une génération ?
Étant née en 1986, j’ai voulu m’intéresser à cette génération – celle née dans les années quatre-vingt – en m’imposant cette décennie comme limite concrète, bien que cela puisse paraître arbitraire. Temps linéaire ou spiralé, il est difficile de le diviser en décennies qui définissent concrètement les générations.
Nous avons commencé à vieillir, à sentir le devoir de construire quelque chose individuellement, une « vie », une forme d’appartenance qui soit reconnue comme un rôle au sein de la société. S’écarter de l’hédonisme… Cela représente aussi la période où l’on commence à ressentir le temps passé, les phases terminées et le désir de le retenir.
Entourée de divers individus qui ont entre autres, ce vague point en commun – d’être nés dans les années quatre vingt – je suis allée les photographier, en cherchant à comprendre où ils en sont et à garder une trace de ces personnes dans leur période de construction.
Leur annonçant que je reviendrai les photographier tous les cinq ans, à chaque personne j’ai demandé ce que représente pour elle l’idée du temps qui passe. Question simple et ouverte, j’ai laissé libre court à leurs interprétations… Certains m’ont parlé, d’autres non, j’ai pris quelques notes…
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D (1985) m’écrit un mail, le 22 novembre 2012 :
Chère Clarisse,
Que je te raconte le yoga? Epique! J’ai fait marche arrière… Arrivée en retard devant un stade de sport comme ceux qui m’avaient traumatisée collégienne!!!!!! J’irai lundi dans une petite salle pas méchante, ça m’ira mieux pour commencer… En douceur!
Je profite donc d’avoir une heure de gagnée pour reprendre ce que je t’ai dit tout à l’heure à propos du temps qui passe…
Jusqu’à mes 24 ans, alors que d’autres amis n’aimaient pas voir leurs anniversaires arriver, je maintenais quant à moi que mon âge ne me touchait pas…
Mais, 24 ans m’ont donné le sentiment d’avoir bientôt 25, et 25, un quart de siècle… Plus que deux ou trois autres et la vie qui s’arrête… Jusque là, la mort ne représentait qu’un horizon trop lointain pour être pris en compte, là, il commençait à faire partie de mon avenir…
Aujourd’hui, 27 ans, et une vingt-septième année déjà bien entamée… 28 approchent, et 28 c’est bientôt 30 et puis, oui, décidément, les vieux avaient raison, le temps passe plus vite qu’avant…
Et bientôt 30, ça me fait aussi ressentir ma solitude, le fait de ne pas être en couple, chose qui jusqu’à peu ne me posait aucun problème, les séparations étaient souvent des moments qui étaient aussi de plaisir, le plaisir de se retrouver avec soi… Maintenant, seule, je ne sais plus bien… La perspective de le rester m’inquiète… Et le temps passe, seule…
Enfin, avec ton projet, à l’idée d’être photographiée dans 5 ans, moi et certains de mes proches, une nouvelle inquiétude : celle de se « conventionnaliser »… Plus conventionnelle à 19 ans qu’à 16, plus conventionnelle à 25 qu’à 20, plus encore à 27… Et dans 5 ans? Des vies bien rangées qui nous attendent, bon gré mal gré? Et putain, les vieux auront eu raison : « Mais oui mais tu dis ça mais tu es jeune, tu verras plus tard… »
Pourtant, le temps qui passe, ce devrait être aussi grandir, se remplir encore et encore de plein de chose, une bonne chose, mais ce n’est pas ce qui me vient quand je me trouve à devoir me poser la question du temps qui passe!
Plein de bisous,
A bientôt,
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L (1986) n’y pense pas généralement, elle s’en empêche. Mais elle a une certaine angoisse lorsqu’elle y pense car une sensation d’urgence, de devoir se dépêcher pour avoir le temps de faire tout ce qu’elle voudrait. Et de manquer de temps, toujours. Elle évite d’y penser et à force, arrive à l’illusion d’être éternelle, d’où l’angoisse de ce retour à la réalité. En 2012, elle a l’impression d’être la même depuis ses vingt ans.
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T (1986) me dit qu’il trouve cette évolution agréable, qu’il aime l’idée de penser aux changements opérés…et à venir. Il ne se projette pas particulièrement dans l’avenir, simplement il ne sait pas de quoi il peut être fait, mais reste rassuré à l’idée que les choses changent.
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C (1985) est plutôt sereine, elle aime l’idée d’une évolution, d’une certaine forme d’accomplissement. Elle dit qu’elle est sans nostalgie, ni tellement de projection dans le futur.
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T (1984). Il dit avoir longtemps attendu que le temps passe avec impatience. L’impatience d’être grand, de partir de sa famille. Impatience de finir ses études, de travailler puis, sans cesse l’attente du futur. Avec l’idée, que ça sera mieux après.
Il dit aussi que maintenant, il a changé de perspective face au temps qui passe, qu’il pense plus au « présent », qu’il a compris que ça ne vaut pas la peine d’attendre, attendre trop. Il reste confiant quant au temps à venir, au temps qui continuera à passer, que ça sera sans doute mieux.
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M (1986) dit ressentir avant tout une certaine angoisse quant à l’incertitude du futur. Aura-t-il une certaine aisance matérielle, qu’en sera-t-il de sa carrière, etc…etc…
Il dit ne pas réussir à se projeter dans le temps passé, que pour lui temps est à venir et le temps qui passe est à passer. Il ne revoit ni ne conçoit pas vraiment le passé.
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F et B (1982 et 1983) me disent que le temps n’est qu’une entité abstraite inventée par l’humain.
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S (1982) ressent une certaine angoisse car on ne sait ce qui se passera sauf la certitude de vieillir et puis…
Elle dit avoir un regard très distant sur son temps passé, comme s’il s’agissait d’une autre personne. Elle reste sceptique. Comme si elle ne comprenait pas son temps passé. Paradoxalement, elle a plus confiance dans le temps à venir, avec comme une idée de se qui va dérouler. Son temps passé lui apparaît comme plus chaotique.
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B (1986). « Le temps qui passe représente principalement la décrépitude et la mort. »
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R (1982). « Le temps qui passe évoque une marguerite. »
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D (1986). « De la fatigue, tant de fatigue ! »
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J (1987). « Que du bonheur ! »
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B (1984). « Le temps qui passe est la fuite inexorable des êtres chers. »
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R (1985). « Le temps qui passe c’est la tempête qui va se calmer. Avec le temps les peines passent. »